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  Truyện/Ký
1995 BONJOUR VIETNAM
LƯU NGUYỄN ÐẠT

* à ceux qui ont la nostalgie du Việt Nam

1995 – quarante ans après l’évacuation de Hanoi... vingt ans après la chute de Saigon. Nous sommes partis juste une semaine avant la “capitulation sans condition” du dernier bastion du Việt Nam nationaliste. Ce fut après un demi-siècle de guerre à la fois post-coloniale, idéologique et intestine, entre les partisans qui ont entraîné et sacrifié des millions d’âmes innocentes dans des massacres et manoeuvres politiques dont les enjeux et justifications dépassent les intérêts d’un peuple pacifique, laborieux et intelligent, mais trop fier de son destin et de ses fatalités. Nous avons joué trop sérieusement à la guerre des autres, celle globale, économique, industrielle, cette guerre de “containment” et d’étranglement, comme des pions et des fous du roi, qui amusent la cour internationale en s’écorchant passionnément. Maintenant, on joue aussi bien à la guerre des mots (maux) et de diffamation, sans le vouloir, mais négligemment: khẩu sà tâm phật (langue de serpent, coeur de bouddha), ou machiavéliquement: khẩu phật tâm sà (langue de bouddha, coeur de serpent), ou nuisiblement: khẩu sà tâm sà... Le plus souvent, la parole et l’action sont à l’opposé, enchâssées dans un cercle vicieux d’ironie impuissante dont le statu quo dégénère en farce populaire. On est loin de la formule confucéenne “Tu thân, Tề gia, Trị quốc, Bình thiên hạ”.

Durant ces vingt ans de pérégrinations marginales et confuses [camps de réfugiés, séjour dans un pays de neige et d’étrangers, avec une blessure latente au coeur et dans l’âme], j’ai bien des fois rêvé d’un voyage au Việt Nam. Mais c’était toujours un retour onirique au pays natal, qui se terminait d’ailleurs assez rapidement en poursuite et en trappe hantée, qui vous agrippe et vous paralyse jusqu’à vous réveiller en sursaut. Dans ces rêves, je n’arrivais pas à aller trop loin comme visite, tourmenté dans un labyrinthe de peur et d’annihilation.

Pourquoi 1995? Le Việt Nam recèle toujours pour moi une image féminine, secrète et tendre, comme une femme aimée, hélas, maltraitée par la nature et par l’homme dégénéré. Presque un paradis en perdition, une terre sacrée mais abandonnée et trahie par ses propres enfants. Pourquoi 1995? J’ai décidé de revenir en cette province de misères économiques et de souffrances morales pour faire face à une tourmente plus personnelle, comme pour panser de mes propres mains une blessure karmique: être à côté de ma soeur qui agonise de son cancer de la thyroïde, en métastase. Ses jours sont comptés en gouttelettes d’eau de sérum et de larmes salées, mais toujours avec un silence qui est à la fois épuisement et détermination, tristesse et délivrance. C’est ainsi mon Việt Nam, qui se meurt ou ressuscite, sans joie ni peine apparente, comme une mère qui pleure en séchant ses larmes ou qui laisse tomber une larme de joie intérieure.

Après un départ tardif de l’aéroport international de Washington-Dulles, une escale à Francfort, en Allemagne, dix séances de cinéma télévisé, un survol à Moscou, le tout en vingt-cinq heures de vol, me voilà à Singapour, exténué d’épuisement et d’émotion. Le même songe de menace m’est revenu lorsque l’avion atterrit à l’aéroport de Tân Sân Nhứt, encore gercé de cicatrices “d’art de Sun Tzu” appliqué à notre dernière guerre fratricide. Je n’ai pas pu reconnaître de suite les membres de ma famille venus à mon accueil, ces visages familiers, mais étrangers presque, tellement changés, dévorés par l’âge et les misères accumulées. Ces “étrangers” qui sont restés au pays, qui ont survécu et souffert en mon absence, ou qui sont nés sans ma connaissance, sont bien les miens, même éloignés dans le temps et dans l’espace ... Je n’ai pas de suite reconnu la maison maternelle, ni cette soeur, décharnée, dépouillée de sa beauté après tant de calamités, devenue chauve après tous ces traitements de chimiothérapie, et qui guettait mon arrivée, en silence, sans un sourire à ses lèvres desséchées, sans une plainte audible. Quand je me suis approché de cet être tendre et agonisant, j’ai eu envie de pleurer, mais les larmes restèrent bloquées dans ma gorge, autant que dans la sienne, enflammée d’égratignures cancéreuses. Bonjour Việt Nam! Bonjour Tristesse !

Bonjour Saigon ! Pour moi, cette ville n’a jamais perdu son nom, comme moi, je n’ai jamais perdu mon pays, ma nation. Elle est là, en moi, miniaturisée dans mes cellules, dans mon sang, dans ma peinture, dans ma poésie (où je l’appelle mẹ/mère ou em/soeur), dans ma nourriture quotidienne, ma soif, mes rêves. Elle est toujours cette mère silencieuse, cette soeur mourante, mais bien vivante, éternellement vivante, tant que nous sommes là, tant que nos enfants seront là, dans cette chaîne d’amour, à l’écoute de cette voix du sang / tình máu mủ.

Bonjour Việt Nam! Bonjour Saigon ! J’ai écrit ce poème, sur un menu de Singapore Air Lines, lors de mon vol pour vous rejoindre:

MƯA NGẤM
ĐÔI BỜ

ngoảnh phía quê hương nhớ đồi Fairfax
ngóng sông Cửu long sóng Potomac
trưa mây Eden [1] tối màu Tân định
lòng trên không phận còn cách Mê linh
hướng về quê cũ đất trinh [2] khoan thai
Bến nghé [3] một chiều DC [4] bỏ lại
xuân kia chưa gặp đông vẫn vãng lai
hồn lạnh tuyết sa dù pha nắng dại
mưa ngấm đôi bờ đàn trâu ăn cỏ
anh đào sẽ nở rực ấm hoa đô
hẹn em vui đẹp hẹn em gió chờ
đồng nai còn ngủ dòng tím trong thơ

nửa vòng thế giới chưa đủ hai ngày
hai mươi năm kia bốn mươi năm ấy
liệu ta còn gặp đất nước ngày nay
một nụ cười say mời ta thức dạy
(Vùng Cao Nước Ẩn)

Bonjour Việt Nam ! Bonjour Saigon ! Je ne vous ai pas reconnus de suite, car vous avez été ravagés par la guerre, par les misères économiques et sociales, par les mensonges idéologiques et historiques, par l’absence d’amour des êtres qui vous abandonnent ou qui vous trahissent, par ces changements sociaux chaotiques et imprévisibles. Arrivé là, au coeur de Saigon, dans ces lieux tant connus avant, je n’ai pu retrouver mon sens de l’orientation, perdu dans un dédale de constructions prolifiques et d’artifices de théâtre: temporaire, artificiel, faux-décor.

Bonjour Việt Nam ! Bonjour Saigon ! Je ne vous ai pas reconnus de suite dans ces maisons de soupes et restaurants sans nom, ni vrai menu,[5] dans ces cafés à tout vent où l’on sert des rêves amers [6] et de la musique à l’envers. Bonjour Việt Nam ! Bonjour Saigon ! Je ne vous ai pas reconnus de suite dans ces classes de fortune où l’on vend des cours intensifs de langues étrangères pour ces jeunes gens trop impatients de se dénaturer, de s’exporter à l’étranger, ou trop pressés de vivre superficiellement. Je ne vous ai pas reconnues de suite, non plus, dans ces écoles publiques où les maîtresses deviennent entraîneuses de bar la nuit, et les maîtres, chauffeurs de taxi ou conducteurs de cyclo le soir, ou vendent des cours particuliers en fin d’année scolaire, pour pouvoir faire face au coût de la vie: la fin (faim) justifie les moyens. Bonjour Việt Nam ! Bonjour Saigon !
Je ne vous ai pas reconnus de suite dans les hôpitaux qui manquent de médicaments (disponibles pourtant au marché noir), de lits, et de soins réservés seulement aux malades et mourants qui peuvent payer un supplément. Je ne vous ai pas reconnus de suite, non plus, dans ces ordures et déchets qui jonchent un peu partout les rues et carrefours, les parcs et arroyos, dans une ville surpeuplée, politiquement bousculée, civiquement et (m)oralement souillée.

Bonjour Việt Nam ! Bonjour Saigon ! Bonjour Tristesse ! J’ai senti le battement de vos coeurs alarmés dans cette foule de gens pressés, masqués, anonymes, qui foncent à toute allure, de toutes les directions, vers une prospérité fictive, ou juste pour survivre mini-mal-ement, marginalement, après une journée entière de vente à la criée de nourritures maigres et peu hygiéniques, après une journée d’imploration et de labeur furtif de cirage de chaussures ou de vente de tombola au Quai des Jeunes Buffles.[7] J’ai senti le courage de ces habitants grouillant par millions dans des immeubles délabrés, et qui le soir venu, se réunissent autour d’une table mal éclairée, pour se partager quelques nourritures glanées, soutirées après combien d’attente et de rivalité. J’ai senti le courage de ma soeur qui se consolait de mourir en paix, sans regret, ni rêve, comme l’eau qui coule pour apporter de la boue aux rizières en aval. Elle apporte de la vie, du courage, et de la charité à ses enfants, à ces êtres qui malgré tout, ont su survivre sur cette terre encore inondée de sinistres augures.

Bonjour Việt Nam ! Mon voyage de retour n’était pas une excursion touristique pour découvrir des choses rares et exotiques, ni une occasion pour venir satisfaire les plaisirs de la dolce vita. Ce retour longtemps attendu s’avérait plutôt un pélerinage, un retour à la source vitale, pour retrouver cette géographie magique dont parlait Gérard de Nerval, une province sacrée, secrètement gardée. Pour cela, j’ai écrit ce poème: “Espace Matriciel” (dans Paroles de Sable).

ESPACE MATRICIEL

sur la forêt pétrifiée
sur les graffiti de colorants végétaux
vient l'est
près sa texture arachnéenne
de lumière et de dieux bleus
c'est là où dort l'espace matriciel
un souvenir rose pâle
sur tes lèvres impalpables
où le cercle au carré se donne
contre l'étreinte tantrique
dans le temps avant le temps
et le cri avant l'espace
où l'homme dérive à l'envers
(Paroles de Sable)

Bonjour Việt Nam ! Bonjour Hà-Nội ! J’ai ainsi pris l’avion pour la Capitale, ma ville natale, payant le tarif Việt Kiều/Immigrant, le double de celui réservé aux “nhân dân” – les compatriotes. Le clivage idéologique se veut économique quand ça rapporte instantanément, d’après une certaine intelligence assez minuscule: khôn vặt. Heureusement, les hôtesses d’Air Việt Nam sont très belles, en tunique rose, gardant malgré toutes les privations et endurances possibles ce charme naturel et mystique des anciennes beautés tant célébrées par nos poètes et peintres ... Si l’aéroport de Tân Sân Nhứt semble à peine sortir des temps de guerre, l’aéroport international de Nội Bài, tout comme certains quartiers de Hà-Nội, s’apparente à un vestige immuable des surplus de la colonisation française. Rien n’a changé, le présent et le passé s’éternisent dans un continuum de médiocrité et de fierté sclérosée. Vingt ans de “libération” (du Sud-Việt Nam) et d’”unification” du pays entier ont seulement permis au régime actuel d’atteindre le stade oral du développement national: comme dans un processus de défoulement et de déviation – essence même de la propagande – les dirigeants aiment surtout dénoncer, monologuer, planifier, projeter, haranguer, et à force de parler pour ne rien dire, risquent d’être sourds aux complaintes du peuple et aveugles devant la réalité catastrophique.

LÀNG HOA

khi tôi về làng hoa không còn đó
nhụy mai hương phiêu bạt tận nơi đâu
trên lòng đất ven bờ đê loét lở
mọc những ngôi biệt thự trống khoe màu
thôn xã ấy vùng lên trong cay đắng
tay qua tay bán đứng cả Thăng Long
con rùa thiêng ngái ngủ giữa phố phường
say sóng cũ hồ gươm mưa trong nắng
khi tôi về làng hoa không còn đó
mà chỉ còn tà áo ướt sông hồng
tấm đào son dấn thân vào lửa đỏ
cơn sốt vàng gió thổi buốt qua sông

(Vùng Cao Nước Ẩn)

Quand je suis revenu en 1995, au printemps, Hà-Nội avait beaucoup perdu de ses fleurs de pêcher, de merisier et de prunier sauvage, de ses charmes naturels et de ses mystères poétiques. Le parler et la tonalité de Hà-Nội, comme tous les plats raffinés du passé ont suivi la révolution politique et culturelle pour atteindre un niveau prolétarien très marqué. A côté des ruines qui s’attardaient historiquement, les sursauts de reconstruction et d’embellissement de la Capitale et des banlieues se réalisaient sans loi ni droit,[8] sans goût ni art.[9] Partout des bâtiments étrangement creux, inhabités, à couleurs flamboyantes, dorées, des moulages à tirages multiples étaient furtivement construits non pour l’usage ou le bien-être de la population, mais pour engendrer des valeurs spéculatives pour les capitalistes rouges de l’ère “Ðổi Mới” (Rénovation (douteuse), Change?)... Quoique ce fût, c’était une de ces villes à louer, Cities for rent, en grande partie hypothéquées, accaparées ou financées par les “gérants-propriétaires” de l’Etat et par les pourvoyeurs de fonds étrangers. Comme une convalescente mal rétablie, la ville moribonde se fardait superficiellement de fond de teint en placage de ciment ou de lait de chaux multicolore pour camoufler ses blessures et délabrements structuraux, mais en même temps perdait beaucoup de ses charmes naturels: les allées piétonnes autour du Lac Central de la Ville – Hồ Hoàn Kiếm – étaient dépouillées de massifs de fleurs, de gazon et de cailloux blancs pour être garnies de coulage de béton uniforme, parfois peint de couleurs criardes. Les temples, les monuments historiques, les parcs avaient le même fard théâtral, graphiquement artificiel et décevant, culturellement incorrect et vulgaire. Hà-Nội et ses banlieues exhumaient les morts pour créer plus de places habitables aux vivants. Les ossements, réclamés par des parents qui restaient dans les environs, avaient été transférés dans des cimetières communautaires à Sơn Tây, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Hà-Nội. Je suis venu de très loin pour visiter le tombeau (en exil) de mon père, gisant dans un décor dénudé, au pied d’une colline à végétation rabougrie... comme la vie en général au pays.
Là-bas, ma ville natale me semblait hantée de souvenirs si fragiles, comme des pétales de fleurs dans le vent frigide et violent.

Bonjour Việt Nam ! Bonjour Tristesse ! ... A la suite de ce vertige latent, j’ai évité de rendre visite à ÐàLạt, là où dans ma jeunesse j’ai connu l’amour, une rosée pure sur la colline verte. Laissons intacte cette province sacrée, secrètement gardée ...

c'est là où dort l'espace matriciel
un souvenir rose pâle
sur tes lèvres impalpables
où le cercle au carré se donne
contre l'étreinte tantrique
dans le temps avant le temps
et le cri avant l'espace
où l'homme dérive à l'envers

LƯU NGUYỄN ÐẠT
le 26 janvier, 2005
(dix ans après, dans le froid glacial à Washington, D.C.)

CHÚ THÍCH

[1] Centre commercial vietnamien, Arlington, Virginia, USA.
[2] Etat de Virginie
[3] Saigon (Quai des Jeunes Buffles).
[4] Capitale des Etats-Unis d’Amérique, contraction de Distict of Columbia: DC.
[5] Opérations commerciales sans permis ni savoir-faire, sans qualité ni contrôle: les vrais chefs ont cherché refuge à l’étranger.
[6] Les jeunes gens à Saigon passent leur temps à manœuvrer pour partir à l’étranger. Leur rêve, c’est de s’expatrier coûte que coûte.
[7] Saigon avait dans le passé plusieurs noms, artistique comme “Hòn Ngọc Viễn Đông” (La Perle de L’Extrême-Orient)” ou économique comme “Bến Nghé” (Quai des Jeunes Buffles).
[8] Dans les banlieues de Hà-Nội, des villas ont été construites compétitivement, parfois illégalement, sans plan d’urbanisme, sans règlementation, ni inspection. Ces constructions d’appropriation douteuse et frauduleuse, ont dévasté des régions entières d’écologie naturelle: villages-pépinières de fleurs de pêcher, de cerisier et merisier sauvage (làng hoa) et bocages de protection naturelle ont été rayés de la topographie environnante. Les fondations et excavations qui perforent le flanc des digues protégeant Hà-Nội (Ville-Intérieure, maintenant prononcée “Hà-Lội” (Ville-Inondée), avec une conviction bien accentuée, risquent de rendre ces infrastructures rapidement poreuses et fragiles. En cas de rupture de ces digues, la capitale entière et les régions avoisinantes (Nội Bài, par exemple) risquent de s’immerger sous les flots du Fleuve Rouge, anéanties par une sorte de “tsunami made in Vietnam”... Après nous, le déluge ?
[9] Ces constructions hasardeuses, fardées de couleurs extravagantes, risquent ainsi d’anéantir “à grande eau” maintes richesses culturelles, sans compter ces tombeaux rouges.








Created by Hiep Nguyen, Sept. 2003